Je tends à concevoir la photographie à l’image de cette citation du célèbre photo-reporter Henri Cartier Bresson :
« S’il n’y a pas d’émotion, s’il n’y a pas un choc, si on ne réagit pas à la sensibilité, on ne doit pas prendre de photo. C’est la photo qui nous prend » ; L’homme et la machine (1969)
A partir de quel moment une photographie devient-elle de l’art ? Qu’est-ce qui différencie la photographie de « monsieur tout le monde » et de celle de l’artiste ? Questions simples en apparence mais dont les réponses ne le sont pas forcément…
Nous baignons dans une ère de production d’images exponentielles dans laquelle la photo est accessible à tous, du peu que l’on veuille sortir son portable de sa poche. En effet, déjà dans les années 70, Susan Sontag aimait décrire ce constat comme tel :
« A notre époque, la photographie est devenue un divertissement aussi répandu que le sexe et la danse, ce qui veut dire que, comme toutes les formes d’art populaire, la photographie n’est pas pratiquée comme un art par la plupart des gens. » ; Sur la photographie (1977)
Dans la photographie d’art, le cliché n’est pas censé être réussi de par une mise en valeur irréprochable du sujet ou encore d’une l’application hors pair de la fameuse Règle des tiers. La distinction repose essentiellement sur le regard singulier de l’artiste, sur sa capacité à ajouter un supplément d’âme et à la narration qu’entretien la photographie avec le spectateur.
Si la photographie s’est faite une place sur le marché de l’art depuis les années 70 et a obtenu la reconnaissance d’être exposée à la FIAC (Foire Internationale d’Art Contemporain, qui prend place chaque année à Paris), c’est avant tout grâce à la relation qu’elle noue avec le discours et l’écriture.

Elliot Erwitt ; Musée de Madrid (1995)
Ainsi, la photographie d’art est une invitation à la rencontre et au dialogue avec le spectateur. La beauté de l’œuvre se décuple de par les émotions qui en jaillissent et le témoignage subjectif de l’auteur qui en découle. Dès lors, une plénitude de visions et de travaux sur notre rapport à l’image émergent.
Par exemple, pour HCB la spontanéité est de mise : il parle « d’instant décisif » pour expliquer ce laps de temps où une réalité devient la plus significative d’elle même, tant par la pose de ses sujets que par sa composition. On remarque que ce concept fait écho à la recherche constante de spontanéité que prônait le cercle des surréalistes : l’instant quelconque qu’offre notre quotidien peut être vecteur de signification et de profondeur. Ainsi, comment se manifeste cette beauté furtive dans la photographie et qui touche notre humanité ? Je me permets de reprendre cette réponse d’André Breton, un des tenants de ce mouvement, qui clôturait son récit autobiographique :
« La beauté sera CONVULSIVE ou ne sera pas » ; Nadja (1928)
***
Parmi les nombreux rendez-vous immanquables des amateurs d’art, le traditionnel diptyque que représente la FIAC et Paris Photo, fait toujours figure d’autorité. Ravisant aussi bien le jeune photographe en herbe et le collectionneur avisé (et fortuné), ces deux grandes foires d’art contemporain prennent respectivement place en octobre et novembre au Grand Palais à Paris. Elles ont notamment toutes deux réussi le pari de rester élitistes dans la sélection des œuvres en vente, tout en restant des événements populaires avec un certain nombre d’œuvres disposées dans quelques parcs de la capitale.

« Mobiles » de Alexander Calder situé au jardin des Tuileries
Si l’on arrive à faire abstraction un temps soit peu de la superficialité apparente des visiteurs et du caractère parfois douteux de certaines œuvres, ces événements sont une véritable mine d’or pour découvrir de nouveaux artistes émergents ou réviser nos classiques.
Ainsi, quelques semaines après la FIAC, le déclic survient. Alors que je parcourais le programme des conférences de l’édition 2018 de Paris photo : Daidō Moriyama, illustre photographe contemporain Japonais, orchestre une discussion à propos de son ouvrage majeur, Record (1972-2018). Ni une, ni deux, un saut dans le métro et me voici au premier rang faisant office de jeunot dans une salle comble.
Daidō Moriyama fait partie de cette famille de photographes adeptes de street photograpy, terme un peu fourre–tout où le photographe erre dans les rues à la recherche de clichés spontanés. Il s’est fait remarqué à la fin des années 60 à Tokyo pour ses photographies en noir et blanc très contrastées, accompagnées d’une composition originale où des éléments de la rue (panneaux publicitaires, fenêtres, etc) entrent en scène au même titre que le sujet principal (principalement humain). Commencé en 1972, son travail majeur, Record, regroupe à l’image d’un journal intime des clichés pris à la volée principalement dans les rues de Tokyo, New York ou encore Paris.
Daidō Moriyama ; Tokyo (1971)
Ainsi, à travers cette conférence orchestrée par Simon Baker (directeur de la Maison de la Photographie Européenne), le photographe accompagné de son éditeur Akio Nagasawa (directeur des galeries Ginza & Aoyama), présente le 22ème volume de Record.
Armé de mon moleskine, voici quelques fragments de cet entretien où Daidō Moriyama se prête au jeu en nous livrant une certaine rétrospective de son travail et de ses états d’âmes.

Simon Baker : Ce n’est peut-être pas votre période la plus reconnue, mais vous avez passé un certain temps à Paris. Qu’est-ce qui vous a fait venir et comment cela s’est-il passé ?
Daidō Moriyama : Je suis venu en 1988, tout en sachant que je ne maîtrisais ni l’anglais ni le français, dans l’optique un peu idéaliste d’ouvrir ma propre galerie d’art. Je suis me suis installé dans le 5ème arrondissement, rue Mouffetard, quartier qui avait la convenance de n’être pas loin des quais de Seine. Ce quartier m’a particulièrement inspiré dans l’élaboration de mon travail pendant mon bref séjour en France. Au final, je garde un souvenir un peu amère de cette expérience. Je n’avais aucune idée de la façon dont monter une galerie d’art, je ne savais pas par où commencer ni où donner de la tête. La barrière de la langue s’est très vite fait ressentir et j’ai par la suite abandonné ce projet bien qu’aujourd’hui je regrette un peu de ne pas avoir persévéré. De cette expérience j’en ai retiré la publication du livre Paris 88-89.
Simon Baker : Revenons au cœur du sujet, comment avez-vous commencé votre travail Record ?
Daidō Moriyama : J’ai commencé ce projet dans une ère (années 70) où de nombreux jeunes photographes se lançaient dans l’auto-édition. Lors de l’élaboration des projets, multitude d’éditeurs refusaient de publier certaines photographies. C’est une chose que je trouvais regrettable puisqu’elles sont, selon moi, toutes liées les unes aux autres.
Je n’ai jamais conçu la photographie comme un « business », mais cet état d’esprit était malheureusement bien présent dans la plupart des agences d’édition japonaises. J’étais frustré, mon style se construisait de photographies prises au quotidien, il y avait un aspect intime de ma vie qui en découlait. De plus, je voulais les imprimer directement et me détacher des contraintes qu’implique l’édition d’un livre d’art classique.
Simon Baker : L’idée d’ajouter du texte ne vous a t-elle jamais tentée ?
Daidō Moriyama : Si, bien entendu, j’en avais ajouté sous la forme de journal intime. C’est l’essence même de Record.
Simon Baker : Comment votre première série a été t-elle été reçue par le public ?
(Sourire de son éditeur actuel, Akio Nagasawa)
Daidō Moriyama : Cela ne s’est pas si bien vendu au départ, la première édition de Record (juillet 1972) n’était pas prévue, au départ, pour être mise en vente. Je m’étais débrouillé pour ne publier qu’une centaine de copies dont chacune était composée de 16 pages. Ce n’est finalement qu’à partir du volume 5 de Record (juin 1973) que j’ai dû me tourner vers une maison d’édition professionnelle. Aujourd’hui, je suis toujours aussi surpris de voir l’envergure qu’a pris ce travail ainsi que son impact dans le monde de la photographie, notamment depuis que je l’ai repris avec le volume 6 en 2006.
Simon Baker : Et aujourd’hui, voulez vous toujours donner une suite à Record ?
Daidō Moriyama : Bien entendu, je n’ai jamais mis de côté Record, bien que j’aie travaillé en parallèle sur divers projets. Ainsi, en 2006, quand Akio Nagasawa m’a proposé de reprendre l’aventure en publiant la suite, j’en étais plus que comblé. Selon moi, faire de la photographie c’est réaliser son propre journal intime. Au même titre que nos pensées prennent forme sur un carnet, la photographie se doit d’être imprimée. Cette idée du journal est précisément ce qui me pousse continuellement à arpenter les rues de Tokyo en collectant tant bien que mal des impressions et de simples événements qui me touchent personnellement.
Simon Baker : Vous cherchez « l’instant décisif » tel HCB ?
Akio Nagasawa : On discute souvent de cette « philosophie » ensemble et je reste surpris que M.Moriyama ne partage pas l’idée de capturer « l’instant décisif » évoqué par HCB.
Daidō Moriyama : En effet, je ne comprends pas cette idée qu’il existerait un « instant décisif » pour des moments du quotidien en particulier qui valent la peine d’être photographiés. Chaque séquence qui se présente à moi représente un moment important. La composition d’une photographie n’est pas si primordiale à mes yeux.

Daidō Moriyama ; Tokyo (2010)

Simon Baker : On vous a souvent fait la remarque que vous éditiez vos photographies après les avoir développées. Sachant que ce n’est pas une pratique partagée par la plupart des photographes travaillant en argentique, pouvez-vous nous en dire plus sur ce procédé ?
Daidō Moriyama : J’ai tendance à penser que la retouche d’une image, notamment des contrastes, est la dernière étape manquante à la finition d’une photographie. De plus, je ne considère pas mes travaux comme un ensemble artistique.
Simon Baker : Lors de vos sorties réservées à la photographie, êtes-vous plus inspiré par une ville que par une autre ?
Daidō Moriyama : Pas du tout, je ne fais pas de distinction entre les villes. Ce qui m’intéresse seulement est de prendre des clichés dans la rue.
(Rires amusés dans la salle)
Simon Baker : Votre perception de votre travail a t-elle évoluée depuis 2006 ?
Daidō Moriyama : Bien entendu. De la 6ème édition publié en 2006 à celle d’aujourd’hui, je dirais que c’est devenu une sorte de routine. Record m’est devenu un style de vie, c’est électrique. Cela contribue à entretenir mon rapport passionnel à la photographie. De plus, en travaillant avec M. Akio Nagasawa, j’ai gagné en liberté dans la sélection et la présentation des photographies exposées.
Akio Nagasawa : En effet, en tant qu’éditeur, c’est assez rare que l’on accepte de publier l’ensemble des photographies sélectionnées par l’artiste. Il y a un véritable dilemme entre le récit qui se met en place et la pertinence de l’image. Selon l’ordre dans lequel une image est placée, sa réception et son histoire changent de tout au tout au sein du livre : un degré de communication est présent avec la page voisine. Ainsi, notre perception d’une photographie n’est pas la même qu’elle soit exposée en galerie ou dans un livre.
Dans la dernière édition de Record, M. Moriyama a insisté pour publier la totalité de ses photographies. En tant qu’éditeur, on se doit aussi de respecter le discours du photographe tout en gardant un regard critique. Après plusieurs discussions, j’ai finalement accepté puisque cette démarche traduisait sa vision personnelle du monde et de la « street photography ».
Daidō Moriyama : C’est un véritable signe de confiance venant de M. Nagasawa, j’en reste toujours aussi honoré.
Akio Nagasawa : D’ailleurs, que l’on soit bien tous d’accord, cela ne témoigne en aucun cas d’un signe de paresse venant de mon travail !
(Rires et applaudissements dans la salle)
***
Paris Photo c’est aussi la possibilité de déambuler dans les différentes galeries présentes sous le dôme du Grand Palais. Ainsi, chaque visiteur s’offre à son rythme une petite rétrospective (ou révision) de certains photographes contemporains faisant figures de classiques ou d’outsiders.
Faisant partie de la même école que Daidō Moriyama (l’école de photographie Workshop de Tokyo), Nobuyoshi Araki s’est également illustré comme l’un des plus grands photographes contemporains. Toujours présent aux grands événements de la photographie, le sexe, la mort et la pulsion font partie de ses thématiques de prédilection. Il n’hésite pas à remettre en cause la notion de pudeur dans une société Japonaise où l’expression des sentiments peut être perçue comme plus provocante.
« La photographie est l’obscénité par excellence, un acte d’amour furtif, une histoire, un roman à la première personne » ; Nobuyoshi Araki, Tokyo Lucky Hole (1997)
Dans une optique similaire à celle de Daidō Moriyama, Nobuyoshi Araki s’est également illustré par des travaux traduisant une narration auto-fictive où le spectateur se retrouve plongé dans sa vie intime. Je ne peux que vous recommander Sentimental Journey (1971-2017) où le photographe livre ses derniers instants passés avec sa femme, Yoko, atteinte d’un cancer du sein.
Nobuyoshi Araki ; Sentimental Journey (1971-2017)
Depuis quelques années Nobuyoshi Araki s’intéresse au milieu de la mode et a récemment collaboré avec Supreme en sortant une collection inédite en 2016.
D’autres photographes Japonais étaient également présents à Paris Photo, dont Masahisa Fukase (Ravens, 1986), Osamu Kanemura (Concrete Octopus, 2017), (…).
J’ai été agréablement surpris de pouvoir contempler pour la première fois des œuvres du jeune photographe Ren Hang (malheureusement défunt l’année dernière). Nombreuses fois censurées par le gouvernement Chinois, ses photographies sont teintées d’un mélange d’érotisme, d’humour et de mélancolie. Salué par la presse internationale, Ren Hang renouvelait la nue traditionnelle avec une désinvolture amusée et une abstraction des genres assumée.

Ren Hang (livre posthume) ; 2017
Plus classiques, quelques photographies de Fan Ho témoignant de la transformation industrielle de Hong Kong dans les années 50-60 étaient également exposées.
Hong-Kong dans les années 50 ; Fan Ho
Habituée à Paris Photo, la photographie humaniste est un courant artistique qui s’intéresse principalement à l’homme et à son quotidien. Né dans les années 30 à Paris, de nombreux et célèbres photographes y ont contribué en apportant leur regard. Ainsi, les hommes sont représentés sous un jour délibérément positif et réaliste.
Le baiser de l’hôtel de ville ; Robert Doisneau (1950)

Piscine conçue par Alain Capeillères ; Martine Franck (1976)
Si l’on se plonge dans la street photography, de nombreux photographes Américains étaient présents. Concevant la rue comme un théâtre, Garry Winogrand entretien une certaine relation avec la vie américaine du quotidien. Fidèle à l’esthétisme de la surprise, il porte un regard neutre sur ses pairs.

Garry Winogrand ; Los Angeles (1964)
Dans une autre approche de la street photography Bruce Gilden fige ses portraits de rue à coup de flash tandis que Diane Airbus étudie les personnes atypiques et singulières. Chaque sujet photographié révèle un aspect de la personnalité de la photographe et ne laisse pas le spectateur indifférent.
Diane Arbus ; Central Park (1962)
Ainsi, suite à cette petite rétrospective volontairement écourtée, j’en reviens à notre thématique du rapport de la photographie à l’art. A l’image des impressionnistes qui choisissaient leur paysage normand en y ajoutant leur sensibilité personnelle, la photographie d’art traduit la démarche personnelle de son auteur.
Dès lors, une photographie, qu’elle soit aussi bien abstraite (à la Man Ray), graphique (tel que Franco Fantana) ou de photo-reportage (aussi téméraire que Frank Capa), c’est au spectateur, touché ou non par le travail de l’artiste en devenir, d’en décider.
Dès lors, une photographie, qu’elle soit aussi bien abstraite (à la Man Ray), graphique (tel que Franco Fantana) ou de photo-reportage (aussi téméraire que Frank Capa), c’est au spectateur, touché ou non par le travail de l’artiste en devenir, d’en décider.
Champ de coquelicots ; Monet (1886)
Puglia ; Franco Fontana (1995)
_By Quentin Gd
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